Ce même soir, une carriole conduisait Héloïse, Fortuné, son père et ses deux frères vers une ferme sur la route de Plouhinec, un hameau proche de Port-Louis.

À l’abri d’une vaste grange et autour d’un grand feu, une fête se préparait. Une demi-douzaine de musiciens accordaient leurs instruments à une distance raisonnable des flammes et quelques dizaines d’autres allaient et venaient entre un buffet dressé au fond de la grange et le foyer, devant lequel ils tendaient les mains pour se réchauffer le corps et l’âme.
Monsieur Petitcolin voulait présenter Héloïse et son fils aux hôtes du lieu et aux invités, parmi lesquels deux oncles, trois tantes et une douzaine de cousins et cousines de Fortuné.
Depuis le déjeuner qui avait suivi la messe dominicale, Héloïse avait gagné un nouveau statut, celui de « promise » du fils aîné. Fortuné avait en effet demandé à son père sa bénédiction pour épouser Héloïse, bénédiction immédiatement accordée. Le mariage aurait lieu cet été à Port-Louis.
Pour l’heure, les premières danses commençaient, tandis que Monsieur Petitcolin poursuivait les présentations.
Fortuné, à son grand étonnement, connaissait pratiquement tous les présents. Héloïse n’en revenait pas, elle non plus, que son futur mari tutoie presque tout le monde. Soit Port-Louis est vraiment une petite ville, se dit-elle, soit la famille Petitcolin a plus d’influence qu’elle ne paraît.
Son corps se refroidissant de minute en minute et prise par la mélodie répétitive que diffusaient les instruments, elle était impatiente de rejoindre les danseurs. Cela n’échappa pas à Monsieur Petitcolin, qui les quitta pour gagner l’intérieur du corps de ferme où, on le voyait à travers les fenêtres étroites, d’autres convives se restauraient.
– Ton père ne reste pas avec nous ? demanda Héloïse en rejoignant la ronde des danseurs.
– Il ne danse plus depuis le décès de maman… Allez, viens, pour savoir comment faire, il suffit de regarder les pieds de ton voisin…
Le cercle constitué d’une soixantaine de personnes de tous âges alternait femmes et hommes unis par leur petit doigt.
– C’est un an-dro, la danse la plus simple du monde ! Pour les mains, laisse-toi guider !
Héloïse, qui ne se souvenait jamais sans rire du premier quadrille que Fortuné lui avait accordé à La Grande Chaumière à Paris, fut impressionnée par l’aisance de son compagnon. Il maîtrisait mieux l’an-dro de Port-Louis que les quadrilles parisiens !
Ils firent ainsi plusieurs danses autour du feu, au son des chants, du biniou et de la cornemuse.
À plusieurs moments, Héloïse aperçut Monsieur Petitcolin qui les observait à travers une fenêtre.
Elle profita d’une pause pour disparaître. Fortuné la vit revenir quelques minutes plus tard tenant la main de son père. Sans attendre une nouvelle danse – elle pouvait attendre longtemps tant celles-ci étaient longues –, elle l’introduisit dans le cercle. Fortuné n’en crut pas ses yeux. Il se trouvait loin d’eux et ne pouvait leur parler ; il se contenta de les observer, plein d’admiration et d’étonnement, comme du reste une grande partie de l’assistance.
Monsieur Petitcolin ne cachait pas son plaisir. Ses pas étaient sûrs, comme s’il ne s’était agi que de relancer une machine inutilisée mais en parfait état de marche. Fortuné crut même l’entendre rire.
Il enchaîna deux autres danses, quittant Héloïse pour d’autres compagnes. Après la troisième, tout ragaillardi, il traversa la grange en saluant de la main Fortuné et sa promise, comme pour leur dire « Tout va bien les enfants, continuez », et retourna s’asseoir dans la maison.
Lorsqu’ils le retrouvèrent une bonne heure plus tard, les jambes fatiguées, il les accueillit en demandant à Héloïse avec un sourire :
– D’où croyez-vous donc que mes enfants sont les meilleurs danseurs de Port-Louis ?
– Je le sais maintenant ! répondit-elle avec la même malice.
Ils s’assirent à ses côtés et de grandes assiettes de pot-au-feu breton furent aussitôt servies. Fortuné dut se relever plusieurs fois, tantôt pour saluer un ancien, tantôt pour présenter sa belle à la cantonade.
Héloïse voyait les yeux de Monsieur Petitcolin pétiller. Était-ce de danser qui l’excitait ainsi ? Il y avait plus que cela, se dit-elle.
Elle profita d’un instant calme pendant lequel Fortuné s’était éloigné pour confier à Monsieur Petitcolin que son père avait abandonné sa mère quand elle était enfant, et qu’elle avait depuis nourri une grande méfiance à l’égard des hommes. Ce n’est qu’auprès de Fortuné qu’elle avait pu dépasser ce sentiment et trouvé un attachement suffisamment profond pour oser se lier à l’un d’entre eux.
– Les bonnes choses cessent parfois brusquement, lui dit Monsieur Petitcolin. Profitez de l’instant présent.
– Pensez-vous que le passé, même heureux, fabrique des souvenirs tristes ? lui demanda t-elle.
– Oui, je le pense, dit-il après réflexion.
Elle ne sut comment répliquer.
– Voyez-vous, reprit-il, je ne sors plus guère de ma maison de Port-Louis. Me promener dans les rues et alentour me ramène à trop de souvenirs délicieux avec ma chère femme… chaque endroit évoque des événements à jamais disparus et cela m’attriste chaque jour davantage.
– Vous devriez vous en réjouir au contraire, osa Héloïse. Fortuné dit que chaque endroit lui rappelle de bons et heureux moments.
– Il n’a pas croisé la mort, se contenta de répondre Monsieur Petitcolin. Il n’est pas, comme moi, avec plus personne à qui parler.
– Il a connu la mort de sa mère, dit Héloïse.
Elle aurait pu ajouter « et il a été témoin de bien d’autres massacres », mais elle s’arrêta là, voyant qu’une grande tristesse voilait le regard de Monsieur Petitcolin, comme une rose qui se fane d’un coup.
– Quel dommage qu’elle ne soit pas ici ce soir. Elle aimait tant ce genre de fêtes ! Elle aurait aimé vous connaître…
Fortuné revenait vers eux, les yeux brillants :
– Il y a un polytechnicien à Gâvres depuis quelques mois. Il est quelque part ici, il faut que j’aille faire sa connaissance !
Il les quitta dans le même élan et ne mit guère de temps à trouver un jeune homme qui s’appelait Joseph Deshayes et résidait depuis un an à l’hôpital de Port-Louis, au sein d’une garnison d’une cinquantaine d’hommes chargée de mener pour le Ministère de la Marine des expériences de tir à la Commission de Gâvres, au bout de la presqu’île qui faisait face à Port-Louis.
Son teint hâlé, ses mains un peu abîmées et son corps râblé donnaient l’impression qu’il passait la plus grande partie de son temps en extérieur plutôt qu’attablé à un bureau, ce qui était effectivement le cas.
Les deux hommes trouvèrent des chaises et Deshayes commença à expliquer :
– Nous mesurons la résistance et les performances de nos canons et obusiers, afin d’améliorer la qualité des bouches à feu de nos navires et de nos armées.
– Comment procédez-vous ? demanda Fortuné qui avait déjà collecté ces derniers mois des informations disparates sur ces activités.
Son interlocuteur, s’adressant à un collègue polytechnicien, répondit avec plaisir, tout en confiance :
– Nous tirons avec différents canons des boulets en nombre de un jusqu’à huit ou neuf, avec différentes charges de poudre, sur des murailles de chêne disposées sur la plage, côté océan, avec une portée qui peut aller jusqu’à trois ou quatre kilomètres, et nous mesurons les profondeurs des impacts.
– Vous parvenez ainsi, poursuivit Fortuné, à définir quels sont les poids et les charges les plus performants, quelles fonderies produisent les meilleures pièces…
– Et nous mettons les pièces à l’épreuve, précisa encore Deshayes, en les faisant tirer pendant des heures sans repos et en les chargeant de plus en plus, jusqu’à ce qu’elles éclatent. Nous analysons ensuite à partir des éclats de la pièce quels sont ses points de rupture. Cela nous permet en effet de comparer la robustesse de canons coulés dans différentes fonderies de Suède, d’Angleterre et de France – entre celles d’Angoulême, Nevers, Grenoble et Nantes.
La conversation aurait pu se poursuivre longtemps, si un étrange phénomène ne s’était manifesté, dont Fortuné fut témoin pendant quelques secondes comme dans un cauchemar : son cerveau s’embruma tout à coup et son souffle se fit court quand il vit le silence se faire et les regards converger vers lui. Un événement grave venait-il d’avoir lieu ? Deshayes semblait ne pas comprendre davantage.
Soudain, au bout de cinq ou six secondes de silence qui lui parurent une éternité, Fortuné vit son père, Héloïse et le petit Yves s’avancer vers lui lentement, tenant à bout de bras un énorme gâteau. Monsieur Petitcolin entonna un chant breton que l’assemblée reprit avec lui. Quelques-uns débarrassèrent la table qui se trouvait devant Fortuné et Deshayes et y déposèrent le gâteau. On libéra une chaise pour Héloïse.
Après plusieurs refrains chantés par tous avec entrain (un convive tomba de sa chaise, sous l’effet de l’émotion et de l’alcool) – ce qui permit à Fortuné de reprendre ses esprits car il commençait à comprendre dans quel piège il était tombé –, Monsieur Petitcolin prit la parole :
– Chère Héloïse, cher fils… Vous le devinez peut-être maintenant, cette belle soirée a été entièrement conçue en votre honneur. Nous avons convié une grande partie de nos parents et amis. L’occasion n’est pas si fréquente de vous voir et de nous rassembler, entre personnes qui s’aiment et qui s’estiment. Je fais le vœu que cette soirée dure encore, même si je ne vais pas tarder à me retirer, et que la joie de ce jour illumine longtemps vos journées et vos rêves…
– Et qu’elle se renouvelle chaque jour ! cria une voix immédiatement applaudie.
– … et que les souvenirs heureux comme celui-ci, poursuivit Monsieur Petitcolin, restent à jamais des souvenirs heureux !
Héloïse comprit que cette dernière phrase lui était particulièrement adressée. Les convives manifestèrent leur accord par un tonnerre d’applaudissements.
Fortuné, essuyant des larmes d’émotion, se jeta dans les bras d’Héloïse et de son père, puis souleva Yves de terre pour l’élever jusqu’aux poutres, où il se cogna la tête assez rudement sous les rires et les applaudissements qui redoublaient.
À Fortuné revint l’honneur de découper le premier gâteau, qui fut suivi par quatre autres de différentes tailles et natures.
À peine avalé quelques bouchées, les musiciens reprirent leurs instruments et de nombreuses danses égayèrent encore l’assemblée jusqu’aux heures avancées du matin.
À plusieurs reprises, des personnes parlèrent de Théodore et demandèrent des précisions sur les circonstances de sa mort. Fortuné et Héloïse, respectant la volonté de leur ami(1), avaient décidé d’être le moins diserts possible, ne voulant ni infirmer cette information, ni en rajouter dans les détails mensongers. Ils répondirent de façon évasive et faussement attristée. Leurs interlocuteurs comprirent bien qu’en cette soirée de fête, il ne fallait pas insister sur ce sujet.
Héloïse en profita pour questionner certains sur la personnalité de Théodore, sa famille et son enfance à Port-Louis. Il n’avait apparemment pas de parents proches dans l’assemblée de ce soir. Après plusieurs tentatives infructueuses, le charme de la jeune femme finit par agir sur un charpentier qui travaillait à Locmalo. Il lui raconta combien Théodore était différent de ses frères et sœurs, plus taciturne, rebelle et difficile à éduquer. Le charpentier exprima même l’opinion que Théodore avait été l’enfant mal aimé de sa famille et que ses parents n’avaient eu à son égard des gestes d’amour que calculés, en échange de preuves de sa docilité – ce qui n’a jamais été une manière très productive de procéder avec lui.

Héloïse et Fortuné devaient encore passer deux jours à Port-Louis, mais une mauvaise surprise les attendait le lendemain. Un courrier leur parvint dans lequel Champoiseau leur annonçait que le 27 février, Théodore et la femme qu’ils avaient aperçue quelques jours auparavant à La Grande Licorne avaient été interrogés par un commissaire de police, car le patron du restaurant avait disparu et la police suspectait la femme et Théo d’en savoir plus long que ce qu’ils voulaient en dire.
Champoiseau s’excusait de troubler leur séjour breton par ces informations et promettait de les tenir informés.
Mais Fortuné et Héloïse décidèrent aussitôt de regagner la capitale.

(1) : Lire La Disparue du Doyenné.